Bon appétit
Philosophie
Que dit-on lorsqu’on souhaite bon appétit ?
Situation
On utilise en général la locution « bon appétit » au début d'un repas, juste avant de commencer à manger. Cette parole est suivie d'un échange de regard, occasionne un « merci » et/ou d’autres « bon appétit ».
Cette locution apparaît comme un avertissement, une intention d'attirer l'attention sur quelque chose. Les représentations sont nombreuses et s'appellent les unes les autres. Essayons de clarifier.
Entrain
On souhaite un « bon appétit » pour inviter autrui à manger avec entrain, à manger beaucoup mais sans excès. La locution complète serait « puissiez-vous manger avec appétit ».
« Bon appétit » évoque ici le plaisir corporel. Le fait de manger avec appétit (beaucoup sans excès) ne doit pas être confondu avec la quantité : ce n’est pas parce que l'on mange beaucoup que l'on prend plaisir mais parce que l'on mange suffisamment longtemps pour en éprouver le plaisir. La satiété en est l'aboutissement.
Suggestion
« Bon appétit » peut avoir un certain pouvoir de suggestion. C'est parce qu'on me souhaite un bon appétit que je vais appréhender mon repas de manière à en tirer du plaisir et que je vais voir dans ce repas un motif de contentement. « Bon appétit » est alors le souhait de découvrir ce qu'il y a de bon dans un plat qu'il soit bon effectivement, banal, frugal ou peu satisfaisant au premier abord.
Volonté
« Bon appétit » peut inviter à vouloir le plaisir. Il s'agit alors d'une conduite plus rationnelle qu'affective, tout du moins rationnelle avant d'être affective. Le locuteur souhaite qu’autrui délibère quant au plaisir éventuel. Le plaisir apparaît ici comme un but à atteindre et il s'agit d'évaluer au cours du repas tout ce qui y participe ou non.
Ironie
« Bon appétit » peut être utilisé ironiquement pour souligner qu'il est impossible de manger ce plat particulièrement infect sans peine ni effort. Il y a un constat et une reconnaissance de fait : c'est dégueulasse.
L'ironie éclaire l'opinion du locuteur sur ce qu'il regarde. Elle éclaire également sur l'acceptation de celui qui s'apprête à manger. En effet, l'ironie génère un moment d'hésitation, même si l'opinion n’est pas fondée et que le plat est particulièrement bon. L'acceptation semble une réaction impulsive, forçant l'évaluation de la situation, en vue de la conservation.
Cette ironie peut avoir divers objectifs : discriminer par exemple une pratique, une attitude, la qualité d'une présentation, etc.
Pour ça
Cette locution peut représenter une évocation, un appel à une entité ou une puissance qui adviendrait au cours du repas chez les convives, les liant dans une même communauté de satisfaction : c'est une invitation du groupe à une sorte de communion au nom d'une idée.
Pratique païenne ou laïcisation d'une pratique religieuse, peu importe. Que ce soit pour remercier un dieu pour ses bonnes grâces alimentaires ou pour honorer une puissance (extérieure ou intérieure ; entité ou faculté), « bon appétit » renvoie de la même façon à une présence invisible et bienveillante.
Pour toi
« Bon appétit » peut être adressé individuellement. Il s'agit d'inviter une personne en particulier à prendre plaisir à manger. C'est le corps singulier qui éprouve le plaisir. Le souhait porte sur autrui et sa capacité à prendre du plaisir. « Bon appétit » reconnaît autrui dans sa propre perception du monde, dans son inscription individuelle et particulière.
Il faut distinguer ici le « bon appétit » pour toi et le « bon appétit » comme souhait de manger avec appétit (voir plus haut). Le souhait de manger avec appétit porte sur une modalité individuelle du plaisir mais ne représente donc pas la seule modalité. Ce qui est souhaité dans le cas présent n'est pas de manger dans une certaine modalité, mais de manger selon ta modalité. Il y a donc une véritable reconnaissance d'autrui (ou un désir de reconnaître autrui qui se concrétise), de son authenticité et de son implication dans le monde.
« Bon appétit » est une locution respectueuse car elle témoigne d’une reconnaissance des différences de l'autre tout en souhaitant du « bon ». Le respect est ici non une passivité, un laisser-être, mais une action, reconnaître autrui comme existence singulière dans une perspective du bien.
Un mal de reconnaissance peut être comblé par cette locution. « Puissiez-vous prendre plaisir » réhabilite l'individu dans la contingence, le recentre comme vibration, conscience, unique et spécifique. Elle réinscrit également dans le social. Elle tend enfin à inscrire plus activement dans l’éthique : reconnaître le plaisir tout en recrutant la bonne conduite.
Pour nous
« Bon appétit » invite au plaisir social lié au fait de manger ensemble. On se souhaite effectivement rarement un bon appétit tandis qu'il est fréquent d'échanger cette locution en groupe. « Bon appétit » inscrit le repas dans un contexte social. Au lieu de se concentrer sur l'ingestion de nourriture, le repas est alors l'occasion d’une fête. « Bon appétit » en est l'ouverture.
« Bon appétit » est également un moyen de former le groupe autour du repas et ainsi de se distinguer de l'environnement, en faisant cercle autour de la nourriture. Le monde est perçu d'abord comme désordonné, inquiétant, non humain par nature. « Bon appétit » est alors un énoncé performatif qui fait advenir une reconfiguration humaine du monde, instaurant un espace communautaire, réglé, sécurisant. Manger devient le moment pour l'homme ; la parole ici rituelle introduit ce moment.
Mais y a-t-il néanmoins une telle reconfiguration sans « bon appétit » ? Manger est-il par nature une reconfiguration pour soi et, par extension, pour l'espèce ?
Pour moi
Rien n'empêche de se souhaiter, à soi, un bon appétit. Cela peut sembler triste car renvoyant à un manque de socialité effective. Si je me souhaite bon appétit, c'est parce que personne n'est là pour le faire ; j'effectue une compensation.
Mais cela peut servir à se réinscrire dans la socialité, dans son idée. Je peux me représenter la socialité, me placer moi-même en tant que membre de la communauté sans qu'elle soit effectivement là. Par le « bon appétit », je réinsère mon geste de manger dans une pratique historique, socio-culturelle. Je réintroduis l'idée de reconfiguration du monde, voire de fête.
Attitude
« Bon appétit » attire l'attention sur la manière de manger. S'il s’agit de plaisir, il faut donc se placer par rapport à lui.
Certains disent qu'il est grossier de souhaiter « bon appétit » car cela signerait une autorisation au dérèglement bestial : prendre du plaisir à manger, c'est alors bâfrer, se repaître sauvagement de la nourriture. C'est là une exagération et une erreur car la locution n’est pas d'avoir un appétit déréglé mais d'avoir un appétit bon. Il s’agit d'avoir un appétit qui soit le bon, c'est-à-dire celui qui s'inscrit dans une mesure (médiété aristotélicienne).
On peut objecter que bon est relatif et que les pratiques bestiales peuvent être considérées comme bonnes pour certains. On peut répondre que ces pratiques ne sont pas répandues, peuvent être pathologiques, qu’il faudrait déterminer en quoi elles sont bonnes, ce qui n'est pas fait. Comme le dirait Aristote, le relativisme généralisé ne peut servir de base à une éthique, « chacun se [faisant] un dieu de son violent désir » (Virgile, Énéide).
Ce serait aussi prétendre que se repaître sauvagement de nourriture est nécessairement la façon la plus évidente, première ou naturelle, de prendre du plaisir en mangeant voire de manger tout court. Si cette conception vise un but éthique, elle n'en reste pas moins une caricature des pulsions, de la nature et de l'alimentation. En effet, la bestialité ici ne porte pas sur l'acte de manger mais sur celui de détruire (le terme devenant impropre par rapport à ce qu'il désigne). La confusion peut être volontaire pour condamner toute sensibilité, le corps étant alors considéré comme désordonné par nature, source de destruction et de maux ; images excessives pour valoriser d'autres conduites qui, par parallélisme, risquent d'être tout aussi excessives.
Souhaiter « bon appétit », c'est indiquer à l'autre que prendre plaisir s'effectue dans la mesure, à savoir trouver la bonne mesure où le plaisir est le meilleur. Il n'y a donc là rien d'incivil. Au contraire, l'invitation porte non pas sur le plaisir mais sur la conduite, « bon appétit » signifiant alors « puissiez-vous manger bien ». On y voit un caractère et un usage éducatifs (utilisé avec ou sans ironie, par humour ou sérieusement – mais l’ironie est-elle une incivilité ?).
Cela sous-entend que le plaisir est comme déjà là, une constante à degré variable, et que manger doit s'inscrire dans l'éthique pour encadrer le plaisir reconnu comme possible et inhérent.
Habitudes et potentiel
Si les convenances et les habitudes sont trop fortes et entretiennent l'interdit du corps (l'interdit peut s'effectuer par l'oubli), la locution « bon appétit » semble un moyen pour exprimer discrètement le plaisir jusqu'au seuil de l'interdit (ce qui manifeste un respect des règles). Elle recèle son propre matériel de transgression.
Même sous les impératifs moraux les plus forts, les corps restent en relation, exposés, devinés. Les morales peuvent rendre le corps et ses réactions grotesques ou dégoûtantes. « Bon appétit » est un moyen de revenir si nécessaire à un mode plus simple, réhabilitant le corps.
Gêne
Dans un contexte de convenances fortes, « bon appétit » peut occasionner une certaine gêne en explicitant soudain l'irruption du plaisir ou le corps. Si l'interdit bannit le corps, le désigne comme vil ou brutal, « bon appétit » sera banni également.
L'intégration de l'interdit pousse certains à considérer que le plaisir est « local » : si je prends du plaisir à manger, c’est par la bouche, donc c'est ma bouche qui ressent le plaisir mais pas moi. Désir et interdit peuvent amener à la dichotomie, l'individu refusant de reconnaître que le plaisir est affaire de conscience.
« Bon appétit » permet pourtant d'affirmer une position et donc de résoudre l'indécision : soit j'exprime le plaisir malgré la morale, soit j'inscris le plaisir dans la morale. Dans tous les cas, il y a réhabilitation de la frontière et donc de la liberté dans les bornes du désir et du devoir.
La gêne peut également venir de la survalorisation du social sur le corporel : il peut être difficile de reconnaître que manger est un plaisir ou une nécessité ici et maintenant pour moi, au milieu d'autrui. Une personne qui mange seule est parfois source d'étonnement (« Quoi, vous mangez seul/e ? »), comme si manger devait s'effectuer selon des conditions exclusivement sociales. Rechercher le plaisir de la socialité via le fait de manger devient un devoir de chaque repas. Double condamnation qui en rappelle d'autres : faire ça seul et en plus y trouver du plaisir ; faire ça seul et en plus que cela ne fasse rien, etc.
Liberté
Le rappel éthique et l'ouverture au plaisir sont mélangés dans la locution « bon appétit ». Cette frontière est indéterminée : corps et esprit joints à égale valeur, partenaires complémentaires au cours de l’expérience. « Bon appétit » appelle alors à la liberté du convive de se placer entre plaisir, nécessité et règles sociales ; la liberté de trouver soi-même son harmonie.
Retour sur soi
« Bon appétit » est une invitation à un temps pour soi, à retourner à soi. C'est le rappel que se nourrir est une condition de la vie. Le risque d’une vie accélérée et utilitaire est d'oublier ce temps pour soi, de banaliser le fait de manger et de le réduire à un mécanisme. Source de plaisir ou non, manger reste une nécessité qui entre dans une perspective d'amour de soi rousseauiste. L'oublier, c'est oublier que nous ne sommes pas des machines. « Bon appétit » rappelle l'autre à lui-même, lui signale une chose plus élémentaire parce que liée à la conservation : faire attention à la nourriture, au fait de manger.
Érotisme
La singularité de l'individu et plus particulièrement son corps tombent sous le regard de l'autre, en regardant l'autre. Il y a participation mutuelle de chacun au fait de manger, une découverte de l’autre. « Bon appétit » est une invitation à ce que l'autre participe à mon activité tout comme je participe à la sienne, un appel au regard. « Bon appétit » sous-entend alors « que cela soit bon aussi pour moi qui vous regarde », « puissiez-vous me convier aussi à votre plaisir ».
Cette lecture interroge l'intimité. Manger en société, au restaurant, c'est exposer sa singularité. « Bon appétit » semble alors un préliminaire, un consentement tacite à une relation intime, immédiatement effectués. Mais c'est aussi avant même de parler d'érotisme un appel à une coprésence.
Ouverture
« Bon appétit » est d'une grande banalité et le plaisir n'y est qu'anecdotique dans une société pressée. « Bon appétit » est devenu un mot machinal très éloigné de son contenu apparent. Il signe alors un oubli, un effacement, une ignorance. Mais cette locution peut être utilisée pour une prise de conscience et tenter d'approcher les horizons dont il a été question ici, ou d'y revenir.
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Par Alexandre Venet, le 21-12-206