L’apprentissage et la naïveté
Questions de jeu
Du jeu ARI - Le testament créateur et de la naïveté comme élément initial de tout apprentissage.
Réflexions
ARI - Le testament créateur est un jeu-vidéo où l’utilisateur incarne un personnage qui ne doit pas sauver le monde, mais l’apprendre. Il devient un héros seulement après avoir cumulé du savoir et des connaissances. Son véritable objectif est donc en premier lieu d’apprendre, puis de comprendre et agir. Plus d'infos sur le jeu.
Souvent, face à l’étrangeté (ou face à ce qui suscite un sentiment d’étrangeté), nous avons tendance à comparer ce qui nous arrive avec des images déjà présentes en nous. Et une fois que nous avons obtenu un résultat satisfaisant (ou rassurant), nous disons ouvertement que la chose qui nous arrive est « ceci » ou « cela » ou « de ce type-là ». Mais en réalité, nous formons des préjugés, nous nous habituons à former des préjugés. Nous ne sommes pas tournés naïvement vers l’étrangeté.
Objection
J’ai besoin de faire des préjugés pour apprendre quelque chose. Je compare ou vérifie ce jugement avec mon expérience, mon étude. Et si je me suis trompé, je corrige ce jugement. C’est la méthode scientifique.
Réponse
Est-ce une certitude que pour apprendre je doive juger ? Le jugement est-il nécessaire pour apprendre ou est-il si nécessaire d’apprendre à juger ? Au pire, tu diras que je suis bien naïf. Tu auras décidé de me définir ainsi, tu m’auras donc jugé. Concluras-tu alors que tu as appris que je suis naïf ?
Dans la littérature, le mot « naïf » renvoie souvent à un état d’ignorance blâmable, digne de mépris, dont on devrait avoir honte (ou dont on tire de la honte parce que source de moqueries). Une personne naïve est une personne qui « ne sait pas », par mépris on dit « qu’elle ne fait pas sérieux » ou que « ce n’est pas sérieux ». Osons dire au mieux que ça sent l’amateurisme (et le mépris considère souvent que l’amateur est aveugle de ce qu’il fait et de son niveau). On focalise sur l’état de la personne, on la juge et on est pressé de la juger, on la méprise. Mais on parle de savoir, de savoir-faire, de technique presque et non de connaissances. Et on compare.
Ari ne sait rien. Il découvre les choses avec étonnement, simplicité, dans une impression première parce qu’il faut bien commencer par quelque chose pour apprendre, partir de son ignorance. Donc, il va devoir se poser des questions, s’interroger sur beaucoup de choses. Il me paraissait tout à fait logique dans ce contexte d’avoir recours à une représentation naïve.
Naïve et non brute. C’est-à-dire que c’est un regard qui construit, examine, structure. Mon objectif n’était pas de faire un projet sur l’apprentissage proprement dit ou sur les représentations graphiques des enfants mais au contraire de le baigner d’une sorte de fraîcheur, de spontanéité, de simplicité.
Ari ne naît pas. Il apparaît dans le monde. Ainsi, il est écarté d’une éventuelle influence. Son regard n’est pas altéré par d’autres interprétations, il n’est pas non plus entraîné. Le voici tout entier obligé d’apprendre, de comprendre, de s’étonner sans aucun élément de comparaison. Il va apprécier le monde de façon totalement personnelle. Inversement, son apprentissage ne dépend que de lui-même, de ses propres ressources. Sans guide, ou sans accompagnement, peut-on tout de même apprendre et qu’apprenons-nous alors ?
Ari est créé pour apprendre donc on peut imaginer qu’au fond il a déjà le bagage nécessaire pour comprendre son environnement, qu’il a déjà été guidé. La comtesse, à ce sujet, dira douter de la soi-disante ignorance d’Ari. Donc il n’est pas un petit animal sauvage, il est déjà doté des facultés de comprendre, de structurer mentalement les choses, il est socialisé. D’ailleurs, malgré sa peau blanche que le soleil n’a jamais touché, il est reconnu comme un habitant, les gens lui parlent, certains même avec sympathie. Et puis il sait marcher, se tenir droit, etc. D’ailleurs, quel âge lui donner ? Est-il si jeune qu’on le pense ?
Si Ari est formé avant d’apparaître, il lui reste pourtant à mettre en œuvre ses connaissances, à les utiliser et découvrir par lui-même pourquoi il est là et donc donner du sens à son parcours.
La naïveté est certainement une première étape. On pose des questions pour cerner l’inconnu, l’appréhender, l’apprécier aussi. Ensuite vient le temps de l’étude qui nous fait découvrir les détails, les relations fines et ténues, les fonctionnements. Nous prenons ou forgeons nos outils de compréhension, de développement. A la fin de l’étude, nous obtenons des résultats. Et ce qui me frappe, c’est que nous pouvons toujours comparer nos connaissances actuelles avec notre impression fugitive et naïve que nous avions en premier lieu. A cet instant, nous pouvons tirer de la joie de notre parcours mais aussi découvrir de nouvelles choses, nous poser de nouvelles questions et nous lancer dans une nouvelle étude. Notre position naïve initiale est devenue un point d’ancrage, un souvenir (et nous sommes bien ici dans la validation scientifique des postulats).
Ari est un personnage qui apprend et il y a un étrange parallélisme puisque le joueur apprend également le monde de la Création. Il faut partir de soi et aller à la rencontre de l’inconnu, choisir un chemin. Le parcours d’Ari est exactement le même que celui du joueur. Si tu te poses des questions, alors ton expérience du jeu sera pleine de questions. Si tu ne t’en poses pas et que tu préfères te lancer dans l’aventure et voyager, t’étonner, alors ton expérience de jeu sera un voyage et un étonnement. A l’inverse, tu peux vivre un calvaire ; cela dépendra-t-il alors forcément de l’auteur ?
J’ai choisi de faire d’Ari un personnage muet, neutre et qui regarde autour de lui de façon égale, sans juger. Nous allons nous identifier à lui et il me paraissait plus simple d’inviter le joueur à mettre de lui-même dans le personnage, et donc faire en sorte que ce soit Ari qui lui ressemble, plutôt qu’incarner un archétype fort et évident auquel le joueur, en imagination, doit s’efforcer de ressembler.
Objection
Je vois un personnage (masculin ou féminin, impétuosité juvénile, gros attributs) et je suis attiré par lui simplement par affinité. Je me sens ou je veux ressembler à cet archétype, cet archétype me séduit. Il est proche de moi ou pas en fonction d’une chose très simple : symbolise-t-il quelque chose qui me concerne, qui me touche ? Dès lors, qu’est-ce qui peut dire qu’Ari n’est PAS un archétype du même genre mais avec ses critères à lui ?
Réponse
Rien. On peut raisonner de la sorte. Ari est peut-être un archétype du naïf. Au contraire, certaines personnes peuvent trouver qu'il ne symbolise pas la naïveté mais plutôt l'autisme ou le haut potentiel... Mais tous les personnages sont-ils des archétypes ? Les archétypes symbolisent des vérités culturelles profondes, existent toujours en nous, sont transmis au fil des générations. Ils nous racontent des histoires à propos de nous-mêmes. Si Ari a cette envergure, j’en suis heureux. En attendant, il se démarque fortement des héros charismatiques que l’on voit actuellement dans les jeux-vidéos (atouts surdimensionnés, armes effrayantes, ou au contraire abrutissants de puérilité) et qui, à force de les voir démultipliés, copiés, exploités, ne symbolisent plus rien et finissent en stéréotypes.
Cela, c’est pour la situation initiale. Le jeu est long et Ari (donc le joueur) va devoir faire des choix. Mais malgré ces orientations, pouvant aboutir à des erreurs, Ari garde une position neutre. Il est toujours ouvert à ce qui se produit, ne s’enferme pas dans des conclusions et donc reste disponible au changement. Voilà peut-être aussi pourquoi les monstres ne sont pas si effrayants ; Ari les voit à sa façon, au même niveau que ce qu’il a vu précédemment ; la peur ne peut pas transformer ce regard puisqu’on peut s’étonner de la peur. En cela, tout n’est pas forcément égal (puisque nous avons des émotions, une sensibilité) mais tout vaut.
Objection
Je fais des choix. On peut dire que ces choix sont les miens. Ils me constituent. A ce titre, je perds ma neutralité, mes choix permettent de me définir, de m’identifier. Je ne suis plus quelque chose de potentiel, je suis devenu un être à part et original. Pourquoi et comment la neutralité d’Ari continuerait-elle ?
Réponse
Parce qu’il continue de porter l’étonnement et ce même sur « ses » choix. En quoi les choix me définissent-il ? Pourquoi choisir devrait-il nous définir et nous enfermer dans une définition ? Les choix considérés comment étant les miens sont-ils pour autant ma « propriété » ? Puis-je dire vraiment « mes » choix ?
J’ai également essayé de toujours éviter les redites, de créer une sorte de rythme dans lequel on est toujours surpris par une bande musicale différente ou une variation de l’environnement. Aller chercher quelque chose qui attire le regard, questionne, intrigue…
Bien entendu, il se peut que ton expérience soit très éloignée de tout cela. Il serait donc intéressant de confronter les différences. Mais j’ai essayé de faire au mieux pour que justement, tu puisses t’immerger à ta façon dans la Création et t’inviter à l’étonnement.
ARI - Le testament créateur ne plaira pas à tous. C’est normal et je ne juge personne. Mes propos sur la naïveté ne doivent pas t’induire à penser que si tu n'apprécies pas mon travail, alors c’est que tu manques de naïveté, d’ouverture d’esprit, etc. Ce serait un argument intenable.
www.alhomepage.com/articles/2013-05-01-l-apprentissage-et-la-naivete
Par Alexandre Venet, le 01-05-2013